Imagine un peu... Ton nom est Anton Klimov, tu sors tout juste de
l'adolescence et tu as passé ton enfance à Moscou. Tu as passé des
années à chanter des hymnes à la gloire de Lénine, père de la patrie, et
à louer le nom du petit père des peuples, le camarade Staline. Mais le
Tsar de toutes les Russies, tu t'en souviens pas. Par contre, tu te
souviens que lorsque tu étais petit, entre les réunions des jeunesses
communistes et la peur de ton père d'être arrêté par le NKVD la nuit, tu
passais quelques moments d'insouciance au parc avec tes amis. Ton père
n'a pas été arrêté. Mais ta mère oui, et tu ne sais pas pourquoi
d'ailleurs. Tu ne l'as pas revu depuis. Tu travailles dans une usine
sidérurgique, tu vis chichement mais le visage de la belle Svetlana te
réjouit. C'est une belle journée d'été 1942 le ciel est dégagé, tu
penses encore à elle. Tu te diriges, avec d'autres paumés de ton âge,
vers Stalingrad. Bientôt, tu ne penseras plus à Svetlana, puisqu'une
seule obsession occupera tout ton esprit : Ne pas crever. Surtout ne pas
crever.
À mesure que tu te rapproches de la ville de feu, le
ciel s'assombrit, la nuit s'installe et tu respireras pour longtemps
encore cette odeur qui te brûle la gorge et te donne la nausée. Ça,
c'est que l'on pourrait appeler l'effet « Cherno ». Si Candlemass t'invite au Paradis Perdu de John Milton, alors Kypck
t'envoie directement en enfer, mais pas n'importe lequel : celui du
Paradis Socialiste, de l'Archipel des Goulags, de l'Enfer Stalinien.
Rien de plus.
Musicalement, la recette qu'emploie le groupe
est à la fois simple et complexe : Riffs lourds, plutôt lents, mais
efficaces, rythmes simples qui accompagnent discrètement les cordes, de
nombreux breaks de bon aloi qui transcendent ton esprit réactionnaire
petit-bourgeois. Ah oui, ces breaks, écoute ces breaks tovaritch, écoute
cette réverbération qui enneige ton esprit, qui parvient à le reposer
face au feu de la première guerre industrielle que l'Homme expérimente,
avec un succès proportionnel au désastre humain. Même avec ce chant
passé à la vodka, c'est beau. Ce n'est cristallin comme du Chopin, j'en
conviens camarade, mais il est beau, comme une chanson de Vladimir Vissotsky en plein hiver sans provisions.
Mais
la grande force de cet album, tellement insolente de beauté qu'elle en
devient réactionnaire, c'est surtout... Ce chant... Ce magnifique chant
en langue russe du finnois E. Seppänen qui officie également chez Dreamtale...
Admirable de bout en bout, ce chant rugueux du début à la fin est la
principale clé de leur musique, son langage, sa narration. Les
instruments en eux-mêmes apportaient déjà leur lot de lourdeur et
d'ambiances hivernales, mais c'est véritablement cette voix qui anime
tout l'esprit soviético-dépressif du groupe. Car même sur les titres les
plus musicaux, comme sur le presque entraînant « 1917 » ou encore l'ultime « Demon »,
c'est vraiment la voix qui guide la musique et non l'inverse. De là à
dire que les riffs sont presque accessoires, il n'y a qu'un pas que je
ne franchirais pas, mais en tout cas, le rendu est bluffant et on n'a
qu'une envie : se noyer, encore et encore, dans les méandres de cette
voix de ce condamné qui assiste, impuissant, à la déconfiture du pays de
son enfance.
Au niveau du son, parfois du style et jusque
dans la construction d'une uvre, on a un peu l'impression d'avoir à
faire à un pendant « XXe siècle totalitaire » et moderne du « Forest Equilibrium » de Cathedral.
Le son est épais, lourd, prend toute la place, un peu comme un char
soviétique T-34, s'en balance pas mal du reste, et confère un petit
cachet presque « funeral doom » à l'ensemble. Si le chant est
primordial, la diversité des structures est un atout de taille :
plaintes fatiguées, passages plus chantants et presque rock (la petite
influence Sentenced), breaks atmosphériques sombres...
Cette diversité maladive, camarade, tous ces vécus torturés que tu
rencontres, tu ne l'avais pas encore vécu du temps des écharpes rouges
des Jeunesses Communistes. Maintenant, c'est le sang qui rougit ta
veste, et tu ne crois plus à rien.
Il ne s'agit que d'un
premier album, celui d'un groupe avec un potentiel émotionnel qu'on ne
voyait pas venir. Car toi non plus, tu ne l'as pas vu venir. Tu
résistais face à la VIe Armée de Von Paulus près du fleuve Don, avec en
face de toi, Stalingrad ravagée. Mais un feu providentiel et salvateur
est apparu d'un coup du ciel. Ce feu s'appelait Katyusha, ces orgues de
Staline qui allaient trois ans plus tard anéantir Berlin. Mais toi,
Anton Klimov, jeune partisan russe, peut-être que tu n'en reviendras
pas...
En ultime conclusion, Slava tovari... Doom !